Trouver le
chopin caché dans une botte de timbre
Quel philatéliste
n’a pas passé un temps fou à analyser des bottes de timbres ? On l’a tous
fait avec le secret espoir de dénicher LE « chopin » …
Alimenté par ce secret espoir, j’ai,
au fil des années, accumulé des Semeuses 137 en vrac et/ou en bottes en
fonction des opportunités qui se présentaient. Le problème c’est que cette
accumulation commençait à prendre de la place surtout quand on a plus de 85 000
Semeuses oubliées dans des pochettes cristal ou des boites de formats divers et
variés.
Quelle méthodologie utiliser pour trier ?
Etant donné le contexte COVID et les
limitations de déplacements qui vont avec, j’ai décidé de me plonger une bonne
fois pour toute dans le rangement de cette accumulation anarchique de la
Semeuse 137. Les premières questions qui me sont venues à l’esprit étaient :
1) Comment m’y prendre ?
2) Quels critères de détermination doivent
être prioritaires ?
3) Que vais-je retirer de tout cela
après des journées passées sur ma loupe ? On pourrait aussi parler de « retour
sur investissement »
Si l’on prend un peu de recul, on sait
tous que ceux qui ont passé du temps à décoller les timbres de leur support (initiative
pas toujours pertinente d’ailleurs) puis à les faire sécher et à les ficeler
par bottes de 100 timbres ont aussi pris le temps de les regarder pour conserver
les plus belles variétés d’impression (gros rocher, longue chenille, gros
décalage de perforation …). Le plus réaliste est de trouver un type rare pour
les Semeuses qui en possèdent beaucoup telles les Semeuses 15 c lignées ou les
25 c camées. Manque de chance, la Semeuse 137 ne possède que 2 types connus à
ce jour donc peu d’intérêt d’analyser des vracs de cette dame verte. Cela
élimine au moins cette clé de détermination comme critère premier.
Un des intérêts potentiels de trier
du vrac peut être de rechercher des variétés de galvanos (type ou service) mais
dans ce cas il faut les connaitre à l’avance. Certaines sont connues pour les
feuilles de roulettes et/ou de vente tout comme pour les carnets mais le retour
sur investissement est faible d’autant plus qu’il faut passer beaucoup de temps
sur chaque timbre. Si l’on considère qu’il faut 1 minute (minimum) par timbre
pour le manipuler et l’observer correctement, cela signifie 85 000 minutes
d’observation soit 1416 heures. A raison de 4 heures par jour grand maximum (au-delà
mes yeux sortent de leurs orbites) il m’aurait fallu 354 jours !!!! N’étant
pas à la retraite (si je le suis un jour ?), j’ai donc aussi éliminé ce
critère comme première clé de détermination.
Un autre intérêt potentiel de faire
ce tri est d’isoler les variétés d’impression mais comme indiqué plus haut, les
plus belles ont déjà été récupérées par les premiers propriétaires de ces
timbres et j’en possède déjà de nombreuses dans mes albums. A la limite j’aurai
pu envisager la recherche des impressions « recto-verso » souvent
oubliées mais là encore le retour sur investissement est quasi nul d’autant que
j’en ai déjà en stock. Quant à la recherche de marques postales, je ne suis pas
un bon marcophile donc j’étais sûr de passer à côté des pièces intéressantes. Un
peu désespéré de ne pouvoir trouver un intérêt à trier ces bottes sans y passer
un temps démesuré, j’envisageais soit de faire du « scrapbooking »
avec mes Semeuses en vrac soit de les laisser là où elles étaient soit de
les vendre en ligne à l’euro symbolique !
C’est en réactualisant mes albums de
la Semeuse 5 centimes verte pour faire les différents articles publiés sur ce
blog par année de parution que l’idée m’est venue de trier mon vrac en fonction
des années indiquées sur les timbres à date. Cette première clé de
détermination présente l’avantage de :
1) M’obliger à ranger tous les timbres
dans un même système de stockage (les grandes boites carrées de Ferrero qu’affectionne
mon épouse sont parfaites)
2) Repérer rapidement sur chaque timbre les
variétés d’impression significatives
3) Identifier des dates intéressantes (25-12,
31-12, 1-1, dates historiques …)
4) Étudier les variations d’utilisation de
ce timbre en fonction du temps
5) Observer les variations de teintes et de papier au
cours des années
6) Isoler les rares préoblitérés ou
belles variétés « oubliés par les anciens »
Le retour sur investissement
Si l’on fait un calcul rapide en partant des hypothèses que
1) Cette Semeuse a été
commercialisée pendant 161 mois (Mars 1907 à juillet 1921),
2) Les 2/3 des timbres à dates ne seront
pas lisibles,
3) J’ai 85 000 timbres à trier
4) L’observation de chaque timbre sera
rapide (10 secondes par timbre),
on peut en déduire que l’on doit avoir environ :
2 000 timbres par année de commercialisation,
176 timbres par mois de commercialisation,
5 timbres par jour calendaire,
118 heures d’observations sont nécessaires ou 30 jours
(4 h/jour).
Bien entendu il s’agit de moyennes
mathématiques qui ne tiennent pas compte des évènements sociétaux qui influent
fortement sur l’utilisation des timbres. En revanche, ce vrac étant conséquent
en nombre et constitué à partir d’origines très diverses, on peut émettre l’hypothèse
qu’il est représentatif. Au regard du temps passé à faire ce tri, le retour sur
investissement est correct.
Les premiers résultats
Dès le début
du tri j’ai décidé par année, j’ai décidé de jeter les timbres trop abimés et
de mettre de côté systématiquement les « variétés » facilement
détectables telles que les :
1) Chenilles,
2) Pétouilles,
3) Rochers,
4) Piquages +/- décalés,
5) Marques postales atypiques à mes yeux
6) Dates notables (25/12, 31/12, 1/1 …)
7) Impressions dégradées ou très belles
8) Perforés
Au final, je me suis retrouvé avec un peu plus de 3300 « variétés »
isolées (4% des timbres triés) et 35 % des timbres avec une année lisible sur l’oblitération
(Fig.1).
Figure 1 : Répartition du vrac de timbre
en fonction de la lisibilité de l’année d’oblitération (+/- Cachet à date)
La deuxième information obtenue fut
la répartition par année qui n’est pas homogène en raison de la période
étudiée. En effet, on observe très clairement que de 1908 à 1913, ce timbre est
très utilisé avec une moyenne de 3300 timbres trouvés par an (Fig.2). Pour
mémoire, ce timbre est essentiellement utilisé pour l’envoi d’imprimés, de
cartes de visites, d’échantillons ou de cartes postales (5 mots de politesse).
En 1914 on ne trouve que 2700 timbres
soit un peu plus des 3/4 de la valeur moyenne précédente. Ce fléchissement est
tout à fait logique car la « grande guère » est déclarée en Septembre
d’où la perte d’un trimestre sur l’année puisque les activités commerciales
sont bloquées et le « tourisme » aussi.
De 1915 à 1921, la valeur moyenne est
de 690 timbres soit 21% de la valeur trouvée entre 1908 et 1913. Là encore, la
chute de l’activité économique du pays et sa lente remontée après-guerre ainsi
que le changement de tarif de 1920 expliquent ces valeurs. Il est intéressant
de noter de 1918 est l’année la plus basse avec un plus de 10% de la valeur
optimale. De
nos jours, on arrive à trouver des feuilles de vente ou de roulette
entières de la Semeuse 137 avec le millésime 3 ou 4 et difficilement
avant ou après. Cela est cohérent avec le fait que ses années là
correspondaient à des maximums de production mais leur écoulement s'est
révélé plus difficile en raison de la guerre de 14-18.
Au-delà de 1921, ce timbre est
utilisé de façon « anecdotique » (60 timbres) car retiré des bureaux
de vente le 15 Juillet et dès 1920 les cartes postales ne sont plus à 5
centimes même avec 5 mots de politesse.
Figure 2 : Répartition du vrac de timbre
en fonction de l’année d’oblitération
La commercialisation de la Semeuse 5 centimes verte en 1907
D’après la
figure 2 on constate que le nombre de timbres oblitérés est en basse (888
contre 3300 en moyenne les années suivantes). Une partie de l’explication vient
du fait que la commercialisation n’a débuté que début Mars 1907 donc seulement
10 mois de vente sur 12 mais ce n’est pas le seul paramètre sinon nous aurions
environ 2750 timbres. Les tarifs postaux des imprimés, des journaux, des papiers
d’affaire et des cartes postales ne changent guère entre 1907 et 1908 donc la
variation brutale vient d’ailleurs. En fait, le type Blanc à 5 centimes que
remplace la Semeuse 5 centimes verte est encore présent en grande quantité en
Mars 1907. Il est donc écoulé préférentiellement tant par les bureaux de poste
que par les professionnels qui en ont en stock.
Pour affiner l’analyse, j’ai aussi
classé les timbres avec cachet de 1907 et 1908 par mois. Sur les 888 timbres
disponibles en 1907, seuls 712 avaient un mois lisible sur le cachet soit 80%
et en 1908 on passe de 3240 à 2226 soit 69%.
Si l’on regarde de plus près la
répartition mensuelle des timbres en 1907 (Fig.3), on constate que la Semeuse 5
centimes verte est très peu utilisée sur jusqu’au mois d’Aout 1907. Sa
consommation augmente de façon exponentielle à compter du mois de septembre
pour atteindre son pic en fin d’année où de nombreuses cartes de vœux sont
envoyées … et corrélé à l’épuisement du type Blanc.
Figure 3 : Répartition mensuelle de l’utilisation
de la Semeuse 137 en 1907
Si l’on regarde l’utilisation
mensuelle de la Semeuse 137 en 1908 (Fig.4), on se rend compte qu’il existe 2
pics en Janvier et décembre correspondant à l’accroissement du trafic postal dû
aux cartes de vœux. La moyenne mensuelle est de 185 timbres par mois mais si l’on
exclut les 2 mois extrêmes (375 en janvier et 291 en décembre), on tombe à 156 de
moyenne donc les cartes de vœux génèrent un doublement du trafic postal
affranchi à 5 centimes.
Figure 4 : Répartition mensuelle de l’utilisation
de la Semeuse 137 en 1908
La comparaison 1907 et 1908 montre
que les mois de décembre 1907 et janvier 1908 sont comparables. De plus, le
mois de novembre 1907 est comparable à celui de 1908 donc on peut affirmer que
la Semeuse 5 centimes verte a atteint son régime de croisière en Novembre 1907,
le temps que les types Blancs soient écoulés.
La fréquence des Semeuses 5 centimes vertes avec cachet à
date de 1907
A la vue de
ces résultats, on comprend mieux pourquoi il est difficile de trouver des
Semeuses 5 centimes vertes oblitérées le premier semestre 1907. Pour le mois de
mars, on pourrait émettre l’hypothèse que les « anciens » avaient
récupéré ces timbres là lors de la préparation des bottes car proches de la
date d’émission mais cela ne tient pas pour les oblitérations des mois
suivants. Ces oblitérations du premier semestre sont donc réellement rares d’où
l’intérêt de bien les conserver. Maintenant il ne me reste plus qu'à analyser l'apparition du type II en 1910, les transitions de papier tout au long de la production de ce timbre, les variations de couleurs avec notamment la fameuse teinte bleue ... bref je n'ai pas fini de regarder de près ce stock de timbres oblitérés.